Lettre ouverte demandant aux dirigeants de l’UE de répondre de leur complicité dans le génocide (suivi) 

par l’Institut internationale de Recherches sur la Paix à Genève (GIPRI)

Source : Horizons et débats

Zurich, 9 avril 2024

Le GIPRI, à Genève, souhaite revenir vers vous au sujet de la question d’un cessez-le-feu à Gaza. Nous n’avons reçu aucune réponse de votre part à nos précédentes interventions, dont la plus récente, datée du 15 mars, a déjà été publiée sous forme de lettre ouverte.
    Nous avons pris note de votre condamnation, ces derniers jours, de l’utilisation par Israël de la famine comme arme de guerre, et de votre reconnaissance du fait que les problèmes de famine que nous constatons actuellement à Gaza sont entièrement imputables à l’intervention humaine dans le cadre de la guerre d’agression menée par Israël. Nous saluons cette prise de position, mais ne la jugeons pas encore assez énergique.
    Pourquoi n’y a-t-il toujours aucun appel au cessez-le-feu ? Pourquoi n’y a-t-il aucun recours à des sanctions à l’encontre d’Israël ? Pourquoi ne condamne-t-on pas le massacre de centaines de personnes en quête d’aide humanitaire, assassinées de sang-froid ?
    Il y a deux ans, l’UE s’est empressée de sanctionner la Russie. Les crimes d’Israël sont infiniment plus graves, et pourtant l’UE ne lui demande pas de cesser de violer le droit international.
    Comme l’a récemment fait remarquer notre collègue Josh Paul, «l’Europe avait là une occasion de s’affirmer et de démontrer qu’elle constituait un contrepoids important aux Etats-Unis au sein même de l’Alliance Occidentale élargie. Cette démarche aurait pu être bénéfique à la fois pour cette alliance et pour sortir les Etats-Unis de leur état de stupeur intellectuelle et morale vis-à-vis de la politique à l’égard d’Israël et de la Palestine.
    Hormis quelques exceptions notables (dont l’Irlande, la Belgique, l’Espagne, la Slovénie et la Norvège), nous avons complètement laissé passer cette occasion, et cela, au détriment de chacun d’entre nous.»

    En tant que dirigeants de l’Union européenne, il est de votre devoir d’exiger un cessez-le-feu immédiat, conformément aux obligations qui vous incombent en vertu du Statut de Rome. Le temps ne joue plus en notre faveur, alors que chaque jour, nous apprenons avec horreur que des centaines d’autres civils innocents ont été tués au cours de la nuit. En moins de six mois, ce sont plus de 13000 enfants qui ont été tués, et ce sous votre supervision. Un grand nombre d’autres enfants sont en train de mourir de faim. Combien faudra-t-il encore d’enfants massacrés avant que vous ne réagissiez ? Il ne s’agit même plus de la Palestine. Il s’agit de nous tous. C’est une honte et un déshonneur pour nous tous, citoyens de cette terre, d’avoir permis un tel carnage d’enfants innocents et de n’avoir rien fait pour y mettre un terme. Sachez que notre groupe prépare un projet de communication au Bureau du Procureur de la CPI (conformément à l’article 15 du Statut de la CPI) sur la «Responsabilité des fonctionnaires de l’Union européenne et de certains Etats membres de l’UE dans la complicité de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide commis par les forces armées israéliennes dans la bande de Gaza», en ciblant à ce stade la Présidente von der Leyen. Nous préparons un dossier d’amicus curiae pour soutenir d’autres enquêtes en cours concernant le génocide en cours à Gaza.
    Il semble que la société civile soit à présent dans l’obligation de demander publiquement la démission des fonctionnaires de l’UE et l’ouverture d’une action en justice devant les tribunaux internationaux, uniquement pour rétablir la rectitude morale et l’adhésion aux cadres juridiques internationaux établis.
    Malheureusement, vos politiques inefficaces se sont jusqu’à présent révélées incapables ou peu désireuses d’empêcher un génocide de se produire en temps réel et sous nos yeux. Jusqu’à ce que nous obtenions satisfaction, nous ne cesserons de vous demander des comptes et d’exiger de vous que vous preniez des mesures appropriées et appeliez à un cessez-le-feu immédiat.

Salutations cordiales,

Jonathan O’Connor – Irlande
Gabriel Galice – France
Gilles Emmanuel Jacquet – France
Cristina Cabrejas – Espagne
Soaade Messoudi – Belgique
Guy Mettan – Suisse
Professor Alfred de Zayas – Suisse, USA
Tim Clennon – Suisse, USA
Pierre-Emmanuel Dupont, France

L’Institut International de Recherche sur la Paix de Genève (www.gipri.ch) est une organisation non gouvernementale dotée d’un statut consultatif auprès de l’ONU. Il a été fondé en 1980 par le professeur Roy Adrien Preiswerk, Directeur de l’Institut Universitaire d’Etude du Développement et professeur à l’Institut Universitaire des Hautes Etudes Internationales à Genève.

Seules sont légales les sanctions imposées par le Conseil de sécurité

par Alfred de Zayas,*

Genève, 5 avril 2024

Source : Point de vue suisse

https://www.schweizer-standpunkt.ch/news-detailansicht-fr-recht/les-seules-sanctions-legales-sont-celles-imposees-par-le-conseil-de-securite.html

Le 25 mars dernier, la Russie a convoqué une réunion «selon la formule Arria» sur l’impact des «mesures coercitives unilatérales» [Unilateral Coercive Measures (UCM)] sur la lutte mondiale contre le terrorisme. 

Chacun des membres du Conseil de sécurité de l’ONU a la possibilité de convoquer une réunion informelle selon la formule Arria sur des sujets importants. Celle-ci doit son nom à l’ambassadeur vénézuélien Diego Arria, qui a initié ce type de réunion pour la première fois en 1992.

Outre les membres du Conseil de sécurité, tous les autres membres de l’ONU, les observateurs permanents, les agences de l’ONU, les organisa- tions de la société civile et les médias peuvent participer à ces réunions. 

L’objectif de cette réunion de l’ONU était d’examiner de manière critique l’influence des «me- sures coercitives unilatérales» sur l’aggravation de l’insécurité, la promotion des ressentiments, la radicalisation et l’hostilité parmi les groupes de population concernés ainsi que sur l’entrave à la coopération internationale en matière de lutte contre le terrorisme et l’extrémisme: les partici- pants et les experts présents à l’ONU ont été invités à prendre la parole sur l’impact des UCM sur la souveraineté, le droit international, la stabilité ainsi que les droits de l’homme. 

L’Assemblée des Nations Unies a également invité les rapporteurs spéciaux du «Haut-Commis- sariat aux droits de l’homme» (HCDH), Alena Douhan et Alfred de Zayas, à prendre la parole lors de la session du 25 mars dernier par vidéoconférence. 

Nous documentons ci-dessous le discours complet d’Afred de Zayas

Charte de l’ONU, crédibilité de l’ONU et illégalité des mesures coercitives unilatérales (MCU)

Excellences, chers délégués,

L’illégalité des Mesures coercitives unilatérales (MCU) imposées par certains pays à d’autres Etats, entreprises et individus a été documentée dans des études des Nations Unies qui remontent au rapport novateur de 2000 de la Sous- commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme,1 au rapport de 2012 de la Haut-Commissaire Navi Pillay 2 et à l’Observation générale n° 8 du Comité des droits économiques, sociaux et culturels. 3 

Des dizaines de résolutions de l’Assemblée générale, dont la dernière date du 19 décembre 2023, et des résolutions du Conseil des droits de l’homme, dont la dernière date du 11 octobre 2023, 5 constatent les violations spécifiques du droit international qu’impliquent les MCU et la menace qu’elles représentent pour la paix et la sécurité internationales. Ces résolutions, adoptées à une large majorité, demandent à tous les Etats d’abroger les MCU. Trente et une résolutions de l’Assemblée générale condamnent l’embargo américain contre Cuba, la dernière datant du 2 novembre 2023.

En dépit de la volonté claire de la majorité mondiale d’abolir les MCU, un certain nombre d’Etats violent ces résolutions en toute impunité et continuent d’imposer des mesures coercitives aux effets intra- et extraterritoriaux illégaux. Le contournement de ces MCU illégales est sanctionné par des peines draconiennes. Cet ordre international basé sur la coercition usurpe les fonctions des Nations Unies et sape son autorité et sa crédibilité. 

Il est important de reconnaître que l’apparence du droit n’est pas le droit, que tout ordre exécutif n’est pas légitime ou ne mérite pas d’être respecté, comme nous le savons depuis Antigone de Sophocle 7 et le jugement du troisième procès de Nuremberg, le procès des Juges 8 nous l’a confirmé. 

De nombreuses lois nazies étaient des «lois», mais seulement de nom. Elles étaient des dik- tats qui allaient à l’encontre de l’essence même du droit. Il en va de même pour les lois euro- péennes et américaines sur l’esclavage et la traite des esclaves, les lois imposées par les puissances coloniales et les lois de l’apartheid. 

Lorsque les lois servent l’hégémonie géopolitique plutôt que la justice, elles portent atteinte à l’Etat de droit lui-même et à ce que nous appelons la civilisation. 9  Loin de se soumettre à de telles mesures illégales, tous les peuples civilisés ont le devoir d’y résister. 

La civilisation exige que les Etats, les individus et les entreprises résistent à la captation de la jurisprudence, à l’instrumentalisation du droit à des fins de pouvoir et d’injustice, y compris par le biais de MCU illégales. 

Il est prouvé que les MCU entraînent de graves violations des droits de l’homme, y compris le droit à la vie, à l’alimentation, à la santé, à l’eau et à l’assainissement. Les MCU ont empêché une action rapide et efficace contre des pandémies telles que la Covid-19, ont aggravé des épidémies de choléra, de poliomyélite et de tuberculose, ont entravé des traitements contre le can- cer qui sauvent des vies et sont responsables de centaines de milliers de décès dans le monde. 10 

Nous assistons à un recul du respect du droit international et de la dignité humaine. Les avocats gouvernementaux devraient conseiller leurs gouvernements sur la meilleure façon de respecter les traités et les normes internationales, et non sur la façon de trouver des failles et de se soustraire aux obligations internationales. 

En dépit des effets mortels des MCU, les juristes gouvernementaux de certains pays les mi- nimisent et tentent ainsi de faire croire à l’opinion publique démocratique que les mesures coercitives unilatérales servent des objectifs légitimes. Il est profondément cynique d’invoquer les droits de l’homme pour justifier des mesures dont il est prouvé qu’elles violent les droits des plus vulnérables. 

Les victimes et les lésés sont ici inversés. La pratique des MCU montre comment les concepts juridiques et le langage ont été corrompus et comment les droits de l’homme sont utilisés comme une arme pour les détruire. La dissonance cognitive devient la nouvelle normalité. Non, le récit d’une prétendue bonne cause est faux. La fin géopolitique ne justifie pas les moyens criminels. 

Le diagnostic est clair:
Les «mesures coercitives unilatérales» provoquent des crises humanitaires, un chaos juri- dique et social et laissent les victimes sans accès à une véritable justice et à des recours lé- gaux. Les mesures coercitives unilatérales sont incompatibles avec les nobles principes de la Charte des Nations Unies 11 et des constitutions de nombreuses organisations des Nations Unies, dont l’UNESCO et l’OMS. 

Evitons donc le piège épistémologique et cessons de qualifier les mesures coercitives unilatérales de «sanctions». Les seules sanctions légales sont celles imposées par le Conseil de sécurité. Toute autre chose constitue un recours illégal à la force et viole la lettre et l’esprit de la Charte des Nations Unies, en particulier l’article 2, paragraphe 4. 

En outre, le mot «sanctions» implique que l’Etat qui les impose a l’autorité morale ou juridique pour le faire. Ce n’est cependant pas le cas, comme le démontrent les rapporteurs spéciaux des Nations Unies Idriss Jazaïry, Aléna Douhan, Michael Fakhri et d’autres. 

Je ne développerai pas davantage notre diagnostic, préférant formuler dès à présent des propositions pragmatiques pour sauver l’ordre international et offrir aux victimes des voies de recours et de réparation. 

Etant donné que certains Etats continuent d’imposer impunément des mesures coercitives unilatérales à un tiers de la population mondiale, je voudrais proposer ce qui suit : 

1) Les organisations des Nations Unies telles que l’OIT, le PNUD, le PNUE, l’UNESCO, l’UNI- CEF et l’OMS collectent, quantifient et évaluent désormais les dommages causés par les MCU. Les évaluations d’impact devraient être largement publiées. 

2) Un observatoire international doit être mis en place afin de documenter l’impact des MCU. Cet observatoire, ou «UCM Watch», devrait être placé sous l’autorité du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies et géré par le HCDH, qui tiendrait une base de données et mettrait en place un mécanisme de suivi. 

3) L’Assemblée générale devrait invoquer l’article 96 de la Charte des Nations Unies et saisir la CIJ [Cour internationale de justice] des questions juridiques liées aux MCU afin d’obtenir un avis sur leur illégalité et sur le montant des indemnités à verser aux victimes. La CIJ devrait également examiner si les crises humanitaires et les milliers de morts causés par les MCU constituent des «crimes contre l’humanité» au sens de l’article 7 du Statut de Rome. 

4) Selon l’article 9 de la Convention sur le génocide de 1948,12 les Etats parties devraient soumettre à la CIJ la question de savoir s’il est plausible de considérer comme un géno- cide la création intentionnelle de conditions entraînant la destruction totale ou partielle d’un groupe. L’exigence d’«intentionnalité» peut être déduite de la prévisibilité des décès résultant des MCU. L’arrêt de la CIJ dans l’affaire Bosnie contre Serbie impose une obliga- tion de les prévenir. 13 

5)Il convient de recourir aux procédures de plaintes interétatiques des différents organes de traités des Nations Unies. En vertu de l’article 41 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme est compétent pour examiner les plaintes interétatiques concernant les violations graves des droits de l’homme, y compris le droit à la vie. Comme il n’y a pas de réserve à cet article, la compétence du Comité des droits de l’homme est donnée prima facie. Le Protocole facultatif se rapportant au Pacte in- ternational relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit également des plaintes interétatiques conformément à l’article 10. 14 

6)  Les lois de nombreux pays prévoient une obligation civile de porter secours aux personnes en grand danger de mort. Ces lois sont parfois appelées lois sur l’obligation de sauvetage. 15 Il ne fait aucun doute que les UCM représentent un grand danger pour la vie, et les Etats devraient veiller à ce que les individus et les entreprises relevant de leur juridiction respectent ces lois sur l’assistance et ne se rendent pas complices de crimes UCM. 

7)  Les Etats devraient exercer une protection diplomatique au nom des individus et des entreprises sanctionnés par les Etats qui imposent des MCU. 

    Excellences, 

    Si nous voulons que les institutions, tribunaux et autres mécanismes internationaux fonctionnent correctement, nous devons veiller à ce que toutes les parties reviennent aux buts et principes des Nations Unies. Nous devons échapper au piège épistémologique et rejeter la tentative de déguiser les MCU en «sanctions», ainsi que l’exigence contraire à l’éthique de «respecter» des ordres en réalité totalitaires qui violent l’égalité souveraine des Etats et l’autodétermination des peuples. 

    J’invite toutes les personnes ici présentes à redécouvrir la spiritualité de la Déclaration universelle des droits de l’homme et à veiller à ce que l’autorité et la crédibilité des Nations Unies soient renforcées par le respect des résolutions de l’ONU et non minées par la complicité dans la tolérance des MCU, qui constituent, dans un sens très réel, une rébellion contre la Charte des Nations Unies et impliquent des crimes contre l’humanité. 

    Je vous invite à travailler de manière constructive à la coopération et à la réconciliation sur notre planète commune. 

    Je vous remercie de votre attention. 

    (Traduction «Point de vue Suisse») 

    Alfred de Zayas est professeur de droit à la Geneva School of Diplomacy et a été expert indépendant de l’ONU sur l’ordre international de 2012 à 18. Il est l’auteur de dix livres dont Building a Just World Order, Clarity Press, 2021. 

    Notes

    1 E/CN.4/Sub2/2000/33, https://digitallibrary.un.org/ record/422860 

    2 A/HRC/19/33, https://undocs.org/Home/Mobile? FinalSymbol=A%2FHRC%2F19%2F33&Language=E&Devi- ceType=Desktop&LangRequested=False 

    3 E/C.12/1997/8 

    https://www.un.org/en/ga/78/resolutions.shtml 

    https://www.ohchr.org/en/hr-bodies/hrc/regular-sessions /session54/res-dec-stat 

    https://www.undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol= A%2FRES%2F78%2F7&Language=E&DeviceType=- Desktop&LangRequested=False. Res. 78/7 

    https://classics.mit.edu/Sophocles/antigone.html https://www.archives.gov/files/research/captured- 

    german-records/microfilm/m889.pdf 

    https://iihl.org/the-laws-of-humanity/ https://www.icrc.org/en/doc/assets/files/other/irrc-844- coupland.pdf https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-94-6265- 299-6_3
    Jeffrey Sachs, Le prix de la civilisation, Random House, New York 2011. 

    10 https://cepr.net/images/stories/reports/venezuela- sanctions-2019-04.pdf 

    11 Cf. également les 25 principes de l’ordre international, publiés dans le chapitre 2 de A. de Zayas, Building a Just World Order, Clarity Press, 2021. 

    12 Il n’est pas possible de soumettre des plaintes contre les Etats-Unis en vertu de l’article 9, car les Etats-Unis ont formulé une réserve contre l’article 9 lors de la ratificati- on de la Convention en 1992. Mais il est possible de sou- mettre des plaintes contre le Canada, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et tous les autres pays imposant des MCU et causant des souffrances et des morts dans des pays comme Cuba, le Nicaragua, la Syrie, le Venezuela, le Zimbabwe, etc. 

    13 https://icj-cij.org/case/91 

    14 https://www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/ instruments/optional-protocol-international-covenant- economic-social-and 

    15 https://www.thelaw.com/law/good-samaritan-laws-the- duty-to-help-or-rescue-someone.218/ 

    Porter secours à Gaza en empruntant la voie maritime

    par Gabriel Galice, 

    Président de l’lnstitut international de recherches pour la paix à Genève GIPRI

    Source : Horizons et débats

    Zurich, 12 mars 2024

    Près de 30000 civils palestiniens ont été tués par l’armée israélienne à Gaza, sans compter les personnes demeurées enfouies sous les décombres, les malades et les femmes enceintes décédées faute de soins médicaux, les handicapés à vie, les mutilés opérés sans anesthésie, les enfants kidnappés, les déplacements forcés de populations, les réfugiés qui passent l’hiver dans des abris précaires. Il faut s’attendre à de nouveaux décès à la suite de l’attaque annoncée sur Rafah. Sous couvert de «faire la guerre au Hamas» en riposte aux assassinats du 7 octobre, l’Etat d’Israël viole le droit international, notamment, selon les Conventions de Genève, le droit humanitaire international qui prescrit la protection des civils.


        Sans même attendre que soient rendus les jugements de la Cour pénale internationale (CPI) et de la Cour internationale de justice (CIJ), qui a été saisie par plusieurs Etats ou organisations, la communauté internationale se doit de faire respecter le droit et d’assurer la protection de la population de Gaza par des mesures concrètes.


        Le mardi 20 février 2024 au Conseil de sécurité des Nations unies, les Etats-Unis d’Amérique, donnant ainsi le feu vert à la poursuite des massacres, ont opposé leur troisième veto à un projet porté par l’Algérie et appelant les belligérants à une trêve humanitaire. En poursuivant ses opérations militaires arbitraires, l’Etat d’Israël fait fi de la décision prise le par la CIJ le 26 janvier 2024 au sujet de la prévention et la pénalisation du génocide dans la bande de Gaza.


        En 2011, du fait de tueries en grande partie fictives, le Conseil de sécurité a invoqué l’obligation de «protection» dans le but de prévenir la violence contre la Libye. En 2016, la Chambre des communes britannique a porté un jugement très critique sur les conditions et les conséquences de cette intervention militaire. Dans le cas de Gaza, où se situe «l’obligation de protection»?

    La communauté internationale cautionne les massacres en refusant d’assumer ses responsabilités. Il faudrait de toute urgence qu’un groupe d’Etats prenne les siennes. Pour y parvenir, le moyen le plus simple serait de mettre fin au blocus maritime (juridiquement une «mesure coercitive unilatérale») de la bande de Gaza, illégal et pris en dehors de l’article 41 de la Charte des Nations unies.


        Sur ce thème des «sanctions», le GIPRI a tenu un colloque dont on trouvera l’écho dans son cahier numéro 12. Il est clair que les protestations et les remontrances ne sont d’aucune utilité. Il serait plus judicieux qu’un collectif d’Etats envoie vers Gaza des navires-hôpitaux, des porte-hélicoptères et des cargos de ravitaillement tout en faisant assurer la protection de cette flottille humanitaire par des forces navales et aériennes. Alors que plusieurs pays parviennent à déployer leur marine de guerre en mer Rouge afin de garantir la libre circulation des marchandises, il ne se trouverait pas un seul pays capable de protéger des milliers de vies humaines à Gaza?


        L’Allemagne a dépêché sa frégate Hessen en mer Rouge et annoncé un prochain ravitaillement pour Gaza. Mais comment les autorités allemandes peuvent-elles être sûres qu’Israël autorisera le transfert de de cette aide humanitaire jusqu’à ses destinataires? D’autant plus que cette autorisation est conditionnée par un embargo que les pays en question devraient appliquer à toute livraison d’armes aux belligérants à Gaza.


        Par leur passivité, les Etats se retrouvent complices des massacres perpétrés à Gaza, qu’il s’agisse ou non d’un génocide. Dans la mesure où la complicité de ces pays s’étend à leur population, il incombe à leurs citoyens de faire pression sur les décideurs politiques pour qu’ils mettent un terme à ces massacres.

    (Traduction Horizons et débats)

    La « cobelligérance »ou quand un État devient-il partie à un conflit armé ? 

    par Julia Grignon 

    6 mai 2022

    Source IRSEM 

    Institut de recherche stratégique de l’École militaire

    Nous reproduisons ci-après l’article d’une spécialiste du droit des conflits armés publié par l’IRSEM le 6 mai 2024. Dans sa conclusion, reproduite ci-après en caractères gras italiques, il apparaîtrait que les envois de matériel militaire opérés jusqu’alors par les Etats occidentaux ne font pas d’eux des belligérants. Toutefois l’Etat dont l’intervention correspondrait à l’un ou à plusieurs des paragraphes que nous reproduisons ci-après en caractères gras droits (non italiques) ferait par là-même acte de belligérance. Sa population serait dès lors exposé au pire.

    Est-ce bien le propos du Président de la République française ?

    Ivo Rens, Professeur honoraire de l’Université de Genève

    Bien que la notion de « cobelligérance » ne soit pas consacrée en droit des conflits armés, elle pose la question du moment, ou du seuil, à partir duquel le soutien apporté par un ou des État(s) à un autre dans sa lutte contre un ennemi commun en font une ou des partie(s) à ce conflit armé. Dans le cas de la guerre en Ukraine, le soutien apporté par un grand nombre d’États à Kyiv, notamment au travers de la livraison d’armes, ne fait pas de ces États des « cobelligérants ». 

    Dès les tout premiers moments de l’offensive russe menée sur l’ensemble du territoire de l’Ukraine à partir du 24 février, un certain nombre d’États a apporté son soutien à l’Ukraine. Celui-ci s’est organisé rapidement et a pris, et continue de prendre, plusieurs formes. Il se traduit notamment par la livraison d’armes à l’Ukraine ou par l’entraînement de certains des membres de ses forces armées à l’utilisation de certains armements, mais aussi par la fourniture de renseignements. Ce soutien suscite un certain nombre d’interrogations. Celles-ci sont de plusieurs ordres : politique, stratégique, économique mais aussi juridique. Quant à l’aspect juridique, celui-ci se décline lui-même de différentes manières. Et si l’on s’en tient aux aspects liés uniquement au droit international, là encore trois corpus au moins peuvent être mobilisés : le droit au recours à la force tel qu’encadré par la Charte des Nations unies, le droit des conflits armés dont le socle fondamental est constitué des quatre Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977 et le droit de la neutralité tel que décrit dans les Conventions de La Haye de 1907. Aucun de ces corpus n’apporte de réponse définitivement tranchée et, au fond, si c’est bien une réponse juridique qui est recherchée face au com- portement de certains États qui souhaitent apporter leur soutien aux troupes ukrainiennes afin qu’elles prennent l’ascendant sur les troupes russes, cette question est en réalité éminemment politique. Quoi qu’il en soit, cette brève a pour but d’éclairer la manière dont le droit des conflits armés appréhende cette question. 

    Comme son nom l’indique, le droit des conflits armés a vocation à s’appliquer pendant les conflits armés et prévoit des obligations que doivent respecter les « parties au conflit ». Afin de fixer ses conditions d’application ces expressions doivent donc trouver une définition. Les textes eux-mêmes ne le donnent pas. L’article 2 commun aux quatre Conventions de Genève prévoit simplement que celles-ci s’appliqueront « en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles » ainsi que « dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire ». Quant à l’article 3 commun il énonce qu’en « cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins » un certain nombre de dispositions qu’il énumère ensuite limitativement. Sont ainsi posées les deux situa- tions dans lesquelles le droit des conflits armés s’applique : le conflit armé international, c’est-à-dire le conflit armé entre États tel que le connaît l’Ukraine, et le conflit armé non international, c’est-à-dire entre un État et un ou des groupe(s) armé(s), ou entre des groupes armés entre eux. Cela ne dit rien toutefois, ni du moment à partir duquel on peut considérer qu’un État est partie à un conflit armé, ni des hypothèses de participation à un conflit armé préexistant, que l’on désigne parfois par le terme de « cobelligérance » – un terme qui n’est donc pas consacré par le droit des conflits armés. À défaut de textes explicites, la doctrine et la jurisprudence apportent des éclairages utiles. 

    En ce qui concerne l’initiation d’un conflit armé entre États, sa qualification repose sur un constat factuel : dès lors qu’un ou plusieurs État(s) utilise(nt) la force armée :

    • tout engagement militaire direct dans les hostilités de manière collective, c’est-à-dire à la suite d’une décision prise par les organes de l’État ; 

    • tout engagement militaire indirect qui consisterait en une participation à la planification et à la supervision des opérations militaires d’un autre État ; ou 

    • la mise à disposition de ses propres bases militaires pour permettre à des troupes étrangères de pénétrer sur le territoire de l’État en conflit (hypothèse du Bélarus), ou la mise à disposition de ses bases aériennes pour permettre le décollage d’avions qui iraient bombarder des troupes se trouvant sur ce territoire, ou mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne, par exemple. 

    Tel que mentionné d’emblée, ces conclusions ne sont propres qu’à éclairer les conditions d’application du droit des conflits armés. Elles permettent de fixer à quelles obligations les États sont soumis dans la conduite des hostilités et lorsque des individus tombent en leur pouvoir. Elles ne prédéterminent donc pas quelles pourraient être les conclusions quant à la licéité d’un tel soutien au regard du droit au recours à la force ou quant à une éventuelle rupture de la neutralité. Sur ces questions on pourra utile- ment se rapporter à cette analyse en lien avec l’Ukraine. 

    Malgré la persistance d’un certain flou autour de ce que recouvre et implique la « cobelligérance », qui peut en outre s’appréhender sous plusieurs angles différents en droit international, il convient de retenir que le soutien apporté par un grand nombre d’États à l’Ukraine, notamment au travers de la livraison d’armes ou d’un soutien économique – et bien qu’il prenne de plus en plus d’am pleur – n’est pas de nature à faire de ces États des parties au conflit armé qui l’oppose à la Russie. 

    Professeure agrégée de la faculté de droit de l’Université Laval (Canada) et docteure de l’Université de Genève (Suisse), Julia Grignon est chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM. 

    Contact : julia.grignon@irsem.fr 

    Gaza : l’invasion de Rafah par l’armée israélienne pourrait conduire à des crimes de guerre, prévient l’ONU

    6 février 2024 

    Source : https://news.un.org/fr/story/2024/02/1142922

    Toute mesure prise par Israël pour étendre son invasion de Gaza à la ville de Rafah, dans le sud de l’enclave palestinienne, extrêmement surpeuplée, pourrait conduire à des crimes de guerre qui doivent être évités à tout prix, a déclaré mardi le Bureau de coordination de l’aide humanitaire de l’ONU, OCHA.

    « Nous, en tant qu’ONU et États membres de l’ONU, pouvons en témoigner », a déclaré un porte-parole d’OCHA, Jens Laerke, aux journalistes à Genève. « Nous pouvons préciser ce que dit la loi… Selon le droit international humanitaire, les bombardements aveugles de zones densément peuplées peuvent constituer des crimes de guerre ».

    Cet avertissement a été lancé alors que l’OCHA a signalé une « augmentation des frappes » par l’armée israélienne dans le gouvernorat de Rafah dimanche et lundi. Dans le même temps, des milliers de Gazaouis continuent d’affluer vers Rafah, dont beaucoup ont fui les intenses combats à Khan Younis.

    Le résultat de cet exode est que la population de Rafah a quintuplé depuis que la guerre a éclaté dans l’enclave le 7 octobre, en réponse aux attaques sanglantes perpétrées par le Hamas dans le sud d’Israël qui ont fait quelque 1.200 morts et plus de 250 personnes prises en otage.

    « Pour être clair, l’intensification des hostilités à Rafah dans ce contexte pourrait entraîner des pertes de vies civiles à grande échelle et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour éviter cela », a dit M. Laerke.

    Plainte de l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice

    Interview avec le Professeur Alfred de Zayas*, Dr. en droit et en philosophie

    Source : 

    Horizons et débats, Zurich, 30 janvier 2024.

    Horizons et débats: La République d’Afrique du Sud a déposé une plainte de 84 pages contre l’Etat d’Israël auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) à La Haye. Cette requête contient également une demande en indication de mesures conservatoires contre l’Etat d’Israël. Le 11 janvier, l’Afrique du Sud a présenté sa plainte devant la Cour. Avec sa demande de mesures conservatoires (ordonnance provisoire), l’Afrique du Sud veut obtenir qu’Israël mette immédiatement fin à la guerre contre les Palestiniens. L’Afrique du Sud reproche à Israël de poursuivre des intentions génocidaires avec sa guerre. Quelle est votre impression sur la plainte et l’exposé de l’Afrique du Sud devant le tribunal? Comment jugez-vous la signification juridique et politique de cette plainte?


    Alfred de Zayas: Le mémoire juridique déposé par l’Afrique du Sud est convaincant. La compétence a été établie conformément à l’article 9 de la Convention sur le génocide et l’Afrique du Sud documente de manière détaillée la manière dont Israël a violé l’article II, paragraphes a), b) et c): 

    «[…] le génocide s’entend si l’un des quelconques actes suivants est commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel:

    a) Meurtre de membres du groupe; 
    b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe; 
    c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle».

    L’Afrique du Sud a présenté des preuves qui démontrent qu’Israël a commis tous ces crimes. La question clé est celle de l’«intention», et les pages 59-67 du mémoire sud-africain documentent soigneusement cette intention à travers les paroles de Benjamin Netanyahu, de ses ministres et de ses généraux. Il n’y a vraiment pas d’échappatoire au constat d’un génocide. Agir autrement reviendrait à ignorer le texte de la Convention. Ce serait se moquer du but et de la finalité de la Convention. En outre, la Cour internationale de justice (CIJ) est liée par ses propres précédents.
        L’action d’Israël à Gaza est sans aucun doute bien plus cruelle que le massacre unique de Srebrenica en 1995, qui avait déjà été qualifié de génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et par le Tribunal international lui-même. Israël a définitivement franchi une limite. Le seuil entre le crime contre l’humanité et le génocide a été franchi.
        La CIJ est liée par ses propres précédents et ne peut pas faire marche arrière dans cette affaire. Si elle le faisait, elle perdrait toute autorité et toute crédibilité. Il s’agit d’un moment décisif pour la CIJ.

    Israël a répliqué le 12 janvier devant la CIJ, rejetant toutes les accusations et tentant au contraire de mettre le Hamas et également l’Afrique du Sud sur le banc des accusés. Comment jugez-vous la prise de position d’Israël?


    Le cynisme de la réponse israélienne est effrayant. Nous savons que les avocats sont formés à «réinterpréter» le droit, à trouver des failles dans les contrats et à tenter de se soustraire à leurs obligations. Mais là, nous assistons à une destruction délibérée du langage, à une déformation de la réalité et à une inversion de la vérité. Au sens propre du terme, cela représente une insulte à l’intelligence des 15 juges de la CIJ. Le message envoyé au monde n’est pas le bon.

    Sur la base de votre longue expérience en tant que spécialiste du droit international et initié aux Organisations internationales, à quel verdict vous attendez-vous ? 


    La CIJ n’a pas d’autre choix que de prononcer l’injonction, et elle devrait le faire le plus rapidement possible, car chaque jour qui passe signifie la poursuite du génocide. La CIJ doit constater que les dispositions de l’article II a), b), c) ont été violées par Israël. C’est une décision difficile, mais Israël l’a imposée à la CIJ et à sa propre nation. Une telle constatation entraîne l’établissement de la responsabilité civile et pénale. Israël va devoir payer d’importantes réparations aux Palestiniens. Mais je ne me ferais pas trop d’illusions. Israël a fait l’expérience d’ignorer impunément les décisions de l’ONU parce qu’il bénéficie du soutien inconditionnel de toutes les administrations américaines. Je n’entends pas par là le soutien du peuple américain, mais uniquement celui des présidents, sénateurs et membres du Congrès soi-disant démocrates, qui sont au service d’une poursuite de l’impérialisme et du colonialisme.

    Israël a déjà annoncé qu’il n’accepterait aucun jugement allant à l’encontre de la poursuite de sa guerre. Un jugement de la CIJ peut-il malgré tout avoir des conséquences? Comment la communauté internationale réagirait-elle à un jugement contre Israël ? 


    Un jugement de la CIJ contre Israël signifierait une perte de prestige considérable non seulement pour Israël, mais aussi pour les Etats-Unis et tous les pays qui n’ont pas condamné le génocide israélien contre les Palestiniens. En fournissant des armes à Israël, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ont participé au génocide conformément à l’article III e) de la Convention.
        Un jugement de la CIJ contre Israël devrait également déclencher une résolution de l’envergure de celle intitulée «Union pour le maintien de la paix»1 de l’Assemblée générale de l’ONU et un boycott international d’Israël. Bien entendu, le Conseil de sécurité reste bloqué par les Etats-Unis, qui ont déjà bloqué par le passé quelque 80 résolutions avec leur veto, afin de protéger Israël des conséquences de ses actes illégaux. J’imagine que des dizaines de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie boycotteraient l’ensemble des échanges commerciaux avec Israël.
        Les crimes d’Israël justifient clairement l’activation de la doctrine de la «responsabilité de protéger» (R2P), telle qu’elle est définie dans la Résolution 60/1 de l’Assemblée générale du 24 octobre 20052, aux paragraphes 138 et 139. Toutefois, jusqu’à présent la R2P n’a été invoquée que contre les opposants à «l’Occident collectif». Ce serait la première fois qu’elle pourrait être utilisée contre un Etat allié de l’Occident.

    Israël ne peut mener cette guerre que parce qu’il est soutenu politiquement, financièrement et militairement par des Etats occidentaux, notamment les Etats-Unis et l’Allemagne. Voyez-vous des signes indiquant que les Etats qui soutiennent Israël vont corriger leur politique après un jugement de la CIJ contre Israël?


    Non, du moins pas encore. Le syndrome humain du manque de discernement, de la réticence à accepter que l’on a tort, est plus fort que le bon sens. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, en particulier l’Allemagne, sortiront de ce dilemme avec une grande perte de prestige aux yeux de la majorité globale dans le monde.

    La société civile peut-elle faire quelque chose pour mettre fin à la guerre au Proche-Orient?


    Oui, des millions de personnes devraient descendre dans les rues de Berlin, Francfort, Zurich, Genève, Paris, Lyon, Londres, Manchester, Amsterdam, La Haye, Rome, Milan, Copenhague, Oslo, Stockholm pour exiger un cessez-le-feu immédiat. Des millions de personnes devraient exiger de leurs gouvernements «élus démocratiquement» qu’ils mettent fin au massacre.
        Le silence n’est pas une option. Qui tacet consentire videtur (celui qui se tait consent). Même la jurisprudence de la Cour internationale de justice dans l’affaire de génocide Bosnie contre Serbie de 19963 a clairement établi qu’il existe une obligation erga omnes de prévenir le génocide. Et l’article III c) interdit l’incitation au génocide, dont nos médias se sont rendus coupables dans leur couverture déformée du génocide palestinien, dans leur apologie de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Les jugements du Tribunal pénal international pour le Rwanda4 font référence en matière de responsabilité pénale des hommes politiques et des journalistes coupables d’incitation, également interdite par l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
        L’article III de la Convention sur le génocide rend les gouvernements des Etats-Unis, de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni complices du génocide. La société civile doit le savoir et agir en conséquence. L’article III stipule: «Seront punis les actes suivants: a) le génocide; b) l’entente en vue de commettre le génocide; c) l’incitation directe et publique à commettre le génocide; d) la tentative de génocide; e) la complicité dans le génocide.»

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur, de cette interview. •

    1 La résolution 377 (V), adoptée le 7 octobre 1950, dispose que l’Assemblée générale peut agir si, faute d’unanimité des membres permanents, le Conseil de sécurité des Nations Unies n’assume pas sa responsabilité principale dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales. https://www.un.org/en/sc/repertoire/otherdocs/GAres377A(v).pdf 
    2https://undocs.org/Home/Mobile?FinalSymbol=A%2FRES%2F60%2F1&Language=E&DeviceType=Desktop&LangRequested=False 
    3https://icj-cij.org/case/91 
    4https://unictr.irmct.org/en/news/historic-judgement-finds-akayesu-guilty-genocide ; https://encyclopedia.ushmm.org/content/en/article/incitement-to-genocide-in-international-law 

    Voir aussi un article très instruisant par Richard Falk, expert renommé du droit international; https://www.counterpunch.org/2024/01/22/western-media-bias-israeli-apologetics-and-ongoing-genocide/ 

    (Traduction: Horizons et débats)


    Alfred-Maurice de Zayas est un ancien expert indépendant des Nations Unies pour la promotion d’un ordre international démocratique et équitable (2012–2018), juriste principal au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, secrétaire au Comité des droits de l’homme des Nations Unies et chef de la division des pétitions. De Zayas a grandi à Chicago, a étudié l’histoire et le droit, a obtenu le titre de J.D. de la Harvard Law School et a obtenu un doctorat en histoire moderne à l’Université de Göttingen. Il est l’auteur de 13 livres, dont Building a Just World Order (2021), Countering Mainstream Narratives: Fake News, Fake Law, Fake Freedom (2022) et The Human Rights Industry (2023) (tous publiés chez claritypress.com). En 2022, il a reçu l’International Book Award dans la catégorie Droit pour son livre Building a Just World Order.

    Le suicide de l’Occident et la revanche du Sud-Orient (II)

    Guy Mettan, journaliste indépendant 

    Genève, janvier 2024

    « Dans les pays arabes, plus personne n’écoute ce que disent les Occidentaux », me dit cet ami algérien. Il aurait pu ajouter : dans les pays asiatiques, africains et latino-américains non plus. L’effondrement moral et le narcissisme médiatique leur ont fait perdre tout crédit. Dans son dernier livre (La défaite de l’Occident, Gallimard), Emmanuel Todd en donne les raisons historiques et matérielles. L’Occident est en train d’imploser, de s’effondrer sur lui-même, de se vider de l’intérieur pour s’abimer dans le vide, fasciné qu’il est par le nihilisme.

    La guerre en Ukraine en est un exemple : la Russie va gagner cette guerre parce qu’elle se bat chez elle et pour elle. C’est une démocratie autoritaire certes (qui applique la décision de la majorité sans égard pour les minorités) mais dont l’économie et la société sont stables, voire en progrès comme en témoignent sa résilience agricole et industrielle, sa production annuelle d’ingénieurs et l’amélioration constante de son espérance de vie, supérieures à celles des Etats-Unis malgré les différences de population. Nous en avons parlé plusieurs fois dans ces colonnes.

    L’Ukraine, pays meurtri par Staline mais cajolé par le pouvoir communiste après 1945, s’est révélée incapable de construire un Etat stable après 1991. Elle n’a jamais réussi à se libérer de la tutelle des oligarques et de la corruption. Peu à peu, le pouvoir a été accaparé par la minorité ultranationaliste de l’Ouest (les « néo-nazis » dans la terminologie russe) et l’anarcho-militarisme du Centre suite à l’émigration massive des élites russophones et russophiles de l’Est après 2014. Ces nouvelles élites se sont gardées de le développer et d’y implanter une vraie démocratie puisque les partis d’opposition, les syndicats et les médias critiques y ont été interdits. Aujourd’hui radicalisé, le régime de Zelenski vit désormais sous perfusion et sans autre projet que sa haine de la Russie.

    L’Europe de l’Est a suivi le même schéma, la guerre en moins. Les anciennes élites communistes ont passé avec armes et bagages dans le camp libéral. Elles ont juste changé de maitre, troquant Moscou et ses roubles contre les euros et les dollars de Berlin, Bruxelles et Washington. L’ami d’hier est devenu le nouvel ennemi tandis que les pays de la région se dépeuplaient pour approvisionner en main d’œuvre pas chère les usines allemandes et que leurs gouvernements prenaient leurs ordres et s’achetaient des appartements à Londres et à Washington. Seule exception : la Hongrie qui, après avoir lutté sans répit pour sa souveraineté contre les Turcs, les Autrichiens puis les Soviétiques, tient à la préserver contre les diktats de Bruxelles.

    Quant à l’Europe occidentale, dans le sillage des Etats-Unis, elle est à la fois victime de sa dérive oligarchique – ses élites ont fait sécession avec leur peuple – et de la chute finale du protestantisme, garant de hautes exigences éducatives et d’une éthique du travail désormais disparues dans les poubelles de l’histoire. N’y comptent plus que la cupidité, les profits à court terme, l’image et la comm. La démographie est en berne, la démocratie en crise, l’industrie allemande en récession, l’endettement en expansion, la défense en jachère, le projet politique européen en voie d’extinction. Le moteur allemand est en train de caler, la diplomatie d’équilibre française s’effiloche tandis que le Titanic anglais est en train de sombrer après avoir raté le sursaut espéré du Brexit et confié les rênes de son destin à ses anciens colonisés, tels Kwazi Kharteng, Sadik Khan, Rishi Sunak ou Humza Yousaf. Mais personne ne prête attention, les orchestres européens ayant mis la sono à fond pour cacher le naufrage. 

    Quant à la Scandinavie, après des siècles de pacifisme et de progressisme raisonnables, elle a soudain basculé du féminisme militant au bellicisme militaire, grâce à une kyrielle de premières ministres pour qui cette évolution semblait aller de soi.

    Quant aux Etats-Unis, ils sont entrés dans un processus de décadence aussi durable qu’irréversible. Leur niveau éducatif s’effondre. Ils doivent importer des ingénieurs et des scientifiques par dizaines de milliers. L’espérance de vie chute tandis que la mortalité infantile augmente et qu’explosent les dépenses de santé, pourtant les plus élevées du monde, l’obésité, les fusillades de masse et les prisons. La démocratie s’étiole, elle est contestée tantôt par les Démocrates (qui ont refusé l’élection de Trump et tenté de le renverser deux fois par impeachment) tantôt par les Républicains (qui ont cherché à nier la victoire de Biden). La méritocratie protestante WASP a cédé la place à une oligarchie néolibérale, plus bigarrée mais sans attache ni patrie. L’économie, une fois dégonflée de ses bullshit jobs archi bien payés – avocats, communicants, lobbyistes, publicitaires, assureurs, financiers, économistes – produit peu de biens réels et vit à crédit en imprimant des dollars et en important massivement marchandises, services et capital humain au prix d’un endettement qui se calcule en trillions de dollars.

    Pire que tout : l’Amérique n’a plus de vision, de culture, d’intelligence collective. Elle saute d’une mode à l’autre (aujourd’hui, c’est l’intelligence artificielle), d’une guerre à l’autre, d’une innovation futile à une autre, de l’hystérie antirusse à l’obsession chinoise, en se persuadant que les réseaux sociaux et la traque aux fake news vont la sauver. 

    Marqueur de ce nihilisme ? Le wokisme transgenriste. Todd date la fin du protestantisme – et du catholicisme depuis que le Saint-Siège autorise les prêtres à bénir les couples de même sexe – et le début de l’ère nihiliste à l’adoption du mariage pour tous et du droit de changer de sexe à volonté. Quand un homme peut être une femme et une femme un homme indépendamment de son sexe biologique et que cette possibilité devient l’idéologie dominante, il y a rupture anthropologique avec le reste du monde, qui pense que l’Occident est devenu fou.

    Voilà l’essentiel des thèses de Todd, interprétées librement et cum grano salis. Reste à savoir si elles sont exactes et quelles en seront les conséquences. On ne tardera pas à le savoir, notamment à l’issue du conflit en Ukraine, qui permettra d’y voir plus clair.

    En attendant, il est permis d’éclairer ce constat à l’aide de l’histoire, et même de la fiction cinématographique. Après tout, la saga de la Guerre des Etoiles de Georges Lucas n’est-elle pas une métaphore de la mutation de la république américaine en empire planétaire autoritaire ? Une république galactique corrompue se transforme en empire tyrannique à la faveur d’un coup d’Etat de ses élites dirigeantes appuyées par une Fédération du commerce avide de nouveaux marchés planétaires. L’oligarchie a pris le pouvoir. Les formes de la démocratie – institutions, sénateurs, consuls – sont conservées, mais pas son esprit. Un empereur sans visage – pensez aux gnomes de Davos ânonnant le catéchisme globaliste – dirige l’ensemble d’une main de fer grâce à un militarisme exacerbé et des légions de clones qui exécutent docilement le programme, tandis qu’une poignée de rebelles un peu farfelus assistée de quelques preux chevaliers Jedi tentent de restaurer le côté lumineux de la Force. Cinquante ans après le premier film, comment ne pas y voir une allégorie de l’évolution des Etats-Unis ?

    La république romaine et sa transformation en empire oligarchique et autocratique n’a-t-elle pas suivi le même chemin malgré les tentatives de Cicéron pour s’y opposer ? La religion civique et les forces démocratiques s’effondrant sous la pression des oligarchies enrichies par la conquête incessante de nouveaux marchés en Grèce, Gaule, Asie Mineure et Afrique du Nord, ont dû céder la place à des élites globales sans foi ni loi. Les valeurs traditionnelles, celles de l’austère paysan-soldat latin, se sont effacées au profit de la cupidité, de la prévarication, du clientélisme politique et de luttes fratricides entre populistes plébéiens de type Marius ou César et oligarques sénatoriaux de type Sylla et Lépide. Jusqu’à ce qu’un tyran ambitieux et inspiré restaure durablement l’autorité par la force des armes et une habileté à sauver les apparences en prétendant n’être qu’un modeste primus inter pares.

    Ici aussi, les formes républicaines, élections sénatoriales et des tribuns de la plèbe, séances du Sénat, consuls et licteurs, ont subsisté. Mais le pouvoir réel s’est concentré dans les mains d’un seul, un empereur soutenu par une fine couche de patriciens qui contrôlaient les finances, le commerce, les grands domaines fonciers et même la perception des impôts tandis que des guerres incessantes étaient menées contre des ennemis extérieurs décrits comme barbares. On pense ici aux figures honnies de Poutine et Xi Jinping. 

    (Pour plus de détails, voir mon livre « Le continent perdu » (Syrtes, 2019) et ma contribution « The Global World and the New Western Empire » (The 17th International Likhachov Scientific Conference, Saint-Petersburg, May 18-20, 2017).

    Citons enfin un dernier historien, américain et contemporain, Paul Kennedy, qui avait analysé les causes de la « naissance et du déclin des grandes puissances ». A l’occasion d’une mise à jour publiée dans The New Statesman à l’occasion du 30e anniversaire de la parution de son livre, il vient réexaminer les dilemmes qui se posent à toute puissance hégémonique menacée de surextension impériale alors qu’elle est en déclin relatif, comme c’est le cas des Etats-Unis. Washington n’a plus que deux options : concentrer ses ressources, ce qui revient à offrir moins de garanties à moins de gens, ou renforcer sa crédibilité auprès de son large cercle d’affidés, ce qui revient « à constater que le système actuel n’est plus viable et qu’il faudrait investir beaucoup plus dans la sécurité nationale ». Dixit l’ancien secrétaire américain au Trésor Larry Summers à Bloomberg TV. 

    Biden préfère esquiver ce choix difficile en renonçant à la fois à réduire ses engagements et à dépenser suffisamment pour les respecter. Problème : les 886 milliards de dollars du budget de la défense 2024 sont très insuffisants pour remplir cet objectif malgré leur taille colossale. Trump préconise la stratégie inverse : un repli stratégique sur des objectifs défendables et donc limités aux alliés indispensables. D’où sa réticence vis à vis de l’OTAN et de la poursuite de la guerre en Ukraine, et son intérêt à trouver un accommodement avec la Russie. 

    Pour Paul Kennedy, la messe est dite : les Etats-Unis n’ont plus les moyens politiques et économiques de doubler ou tripler leurs dépenses militaires pour satisfaire 50 alliés à la fois et se battre sur trois fronts en même temps, Ukraine, Israël et Taiwan ou Corée si un conflit ouvert devait s’ouvrir dans le Pacifique. A l’avenir, « la couverture de sécurité américaine sera plus étroite, plus petite, limitée à ces endroits bien connus tels que l’OTAN-Europe, le Japon, l’Australie, Israël, la Corée, peut-être Taïwan, et pas grand-chose d’autre », tranche Kennedy.

    A titre personnel, je rajouterai que l’histoire a connu un tel précédent, celui de l’empire romain d’Orient. Constatant l’incapacité de l’empire romain à se battre sur tous les fronts en même temps, l’empereur Constantin avait pris la décision d’abandonner Rome pour se replier sur Constantinople. La partie occidentale s’est effondrée, au terme d’un processus qui aura tout de même duré un siècle et demi. Mais du coup, il a réussi à prolonger l’existence de la partie orientale pendant plus de mille ans. Une stratégie qui ne manquait pas de vista, on en conviendra.

    Le suicide de l’Occident et la revanche du Sud-Orient (I)

    Guy Mettan, journaliste indépendant 

    Genève, janvier 2024

    Bienvenue dans la réalité ! Après une semaine de flonflons pendant laquelle le gratin de l’économie, de la politique et des médias suisses et internationaux s’est tapé sur le ventre en vantant ses mérites et ses succès dans « l’amélioration de l’état du monde », le forum de Davos a refermé ses portes. Le retour sur terre sera dur.

    Début octobre dernier, j’avais essayé de montrer que l’Occident devrait non seulement encaisser l’échec de la contre-offensive ukrainienne mais aussi affronter la déroute morale à laquelle sa politique continue de double standard – faites ce que je dis mais pas ce que je fais – l’avait conduit. Entretemps, les événements de Gaza ont transformé cette déroute morale en défaite stratégique. Notre drame à nous autres Occidentaux – pour paraphraser Abraham Lincoln – est que nous pouvons nous mentir à nous-mêmes tout le temps et tromper le reste du monde une partie du temps, mais que nous ne pouvons plus tromper tout le monde tout le temps. Or le moment arrive où il va falloir payer la facture. C’est à ce constat sans appel que parvient, par un autre chemin, Emmanuel Todd dans son dernier livre (La défaite de l’Occident, Gallimard). Il s’appuie, avec son brio habituel, sur des données statistiques, des évolutions économiques et culturelles et une rigueur d’argumentation difficilement contestables. Nous y reviendrons.

    Si le brouillard de la guerre, l’efficacité de la censure et l’intensité de la propagande ont pu donner le change en Ukraine et faire croire que l’entière responsabilité de ce conflit incombait à Poutine-le-Démoniaque, l’invasion de la bande de Gaza puis les crimes de guerre commis par l’armée israélienne auront permis, si besoin était, de dessiller les yeux des plus aveugles. La planète entière a été à bon droit choquée par les atrocités du Hamas le 7 octobre dernier, mais elle est aujourd’hui sidérée – Occident mis à part – par la rage et la méticulosité morbides dont témoignent les envahisseurs israéliens depuis trois mois. A la légitime indignation qui a suivi les crimes du Hamas succède désormais la non moins légitime indignation à l’égard des exactions commises par Tsahal à l’encontre des populations civiles palestiniennes. 

    Même la loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – n’a pas été respectée par l’Etat juif, comme il s’appelle très officiellement lui-même, alors que le judaïsme s’en réclame pourtant : à vingt contre un (23 000 Palestiniens tués pour 1100 victimes israéliennes), toutes les limites du code ont été franchies. A tel point que des milliers de Juifs, en Israël ailleurs dans le monde, s’en alarment. Désormais, l’Etat israélien apparait aux yeux de la majorité du monde pour ce qu’il est – un Etat oppresseur, annexionniste, néocolonial, qui pratique ouvertement l’apartheid et l’épuration ethnique ainsi que l’ont reconnu les défenseurs occidentaux des droits de l’Homme (Human Rights Watch, 2021) et la Cour internationale de Justice en 2004 déjà. 

    Pour les non-Occidentaux, Israël n’est pas cet ilot de démocratie isolé au milieu d’un océan de dictatures qu’on se plait à présenter. L’Afrique du Sud ne s’y est pas trompée, elle dont Nelson Mandela disait que le monde ne serait pas débarrassé de l’apartheid tant qu’il subsisterait en Palestine. Elle a porté plainte contre Israël pour tentative de génocide devant la CIJ, un organe présidé par une Américaine, Joan Donaghue, mais réputé pour être plus impartial que la très politisée Cour pénale internationale, soumise à l’influence anglo-saxonne depuis sa création en 2002.

    On attend son verdict.

    Quoiqu’il en soit, les dommages moraux et le dégât d’image ont atteint un point de non-retour. Les pays occidentaux sont pris la main dans le sac du deux poids deux mesures, eux qui sont partis en guerre par Ukraine interposée contre la Russie parce que celle-ci avait annexé et envahi des provinces de son voisin, mais qui acceptent sans broncher que leur protégé israélien fasse de même au Golan et en Cisjordanie depuis cinquante ans et en violant allègrement le droit international. Quant à Israël et au monde juif, ils sont tous deux en train de perdre la légitimité et le respect que leur valaient la Shoah et des siècles de persécution en Europe. Comment un peuple qui a subi de telles épreuves peut-il adopter un comportement aussi inhumain vis-à-vis d’enfants et de civils innocents ? Si la mémoire de la Shoah n’est plus le rappel désintéressé du Crime des crimes mais un instrument de propagande qui sert à justifier un sionisme éradicateur, si la lutte contre l’antisémitisme n’est plus le juste et nécessaire combat contre le racisme anti-juif mais un outil qui sert à légitimer un Etat prédateur dirigé par un leadership corrompu, il deviendra alors très difficile de soutenir ces causes.

    C’est pourtant ce qui est en train de se passer. 

    Pour la première fois dans l’histoire, l’opinion publique mondiale peut assister en direct à deux guerres qui ont les mêmes causes – des préoccupations sécuritaires existentielles sur fond d’attaques mortelles, d’annexions et d’occupations opportunistes de territoires – et qui génèrent les mêmes comportements agressifs et mortifères, mais qui reçoivent, de la part de l’Occident et des cercles davosiens, un accueil radicalement différent. Dans un cas, on déploie le tapis rouge pour le chef de l’Etat coupable mais dans l’autre on le bannit et on l’inculpe pour crime de guerre. Cette attitude duplice n’est plus tolérée hors des frontières occidentales. Comme le massacre de Katyn pour les Polonais, celui d’Oradour pour les Français ou la famine causée par Churchill au Bengale en 1943 pour les Indiens, les images de Gaza sous les bombes vont hanter le monde arabe pendant des décennies et affaiblir la lutte contre l’antisémitisme partout dans le monde, y compris chez nous. 

    Le prix à payer sera donc lourd tant pour Israël que pour l’Occident. Nous aurons gagné la bataille des tunnels mais perdu la guerre des cœurs et du droit. Aux yeux du reste du monde, nous aurons basculé du mauvais côté de l’Histoire. Le revirement de l’Inde est fascinant à cet égard. Au lendemain de l’attaque du 7 octobre, le pays avait pris fait et cause pour Israël, à la fois par anti-islamisme et par souci de préserver ses bonnes relations, toutes récentes, avec les Etats-Unis. Puis Delhi, à la faveur de la visite, passée inaperçue chez nous, du ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar à Moscou fin décembre, a brusquement fait machine arrière et pris ses distances avec Tel-Aviv et Washington, confirmant son amitié stratégique avec la Russie et renouant avec sa posture non-alignée. En Afrique du Sud, c’est par centaines de milliers que les Sud-Africains sont descendus dans la rue, début janvier, pour protester contre le massacre des Palestiniens. Aux Etats-Unis, ce sont les jeunes qui dénoncent en masse Biden-le-Génocidaire.

    Ces exemples montrent, une fois de plus, que les Européens et les Etats-Unis ne sont plus en mesure d’imposer leur narratif et que celui-ci est violemment contesté par les pays du Sud et d’Orient, qui jouissent désormais de leurs propres médias et d’une vision autonome de l’ordre mondial. Dans leur esprit, ces deux conflits, qui ont été alimentés pendant des décennies par un soutien inconditionnel à l’Ukraine et à Israël, sont perçus comme des moyens de retarder l’émergence d’un ordre mondial plus juste et plus équitable. C’est une nouveauté radicale.

    Bien sûr, l’Occident n’a pas dit son dernier mot. Il pourrait d’ailleurs inverser le mouvement et rétablir son leadership en reconstruisant la paix. Il lui suffirait de miser sur la coopération plutôt que la confrontation, et sur la reconnaissance de l’Autre plutôt que sur son anéantissement. Rien n’empêche Israël de restituer le Golan à la Syrie, de vivre en paix avec le Liban, d’accepter l’existence d’un authentique Etat palestinien à ses côtés, ou de constituer un Etat fédéral binational comme de nombreux sionistes l’avaient envisagé avant 1948. Et rien n’empêche, s’il ne souhaite pas négocier avec le Hamas islamiste (qui n’est pourtant que le pendant musulman des extrémistes ultra-orthodoxes juifs qui peuplent le gouvernement israélien), de libérer le Nelson Mandela palestinien Marwan Barghouti pour le laisser prendre la tête d’une Autorité palestinienne renouvelée. Si l’Afrique du Sud a su le faire, pourquoi pas Israël ? C’est ce que suggère en tout cas l’ancien chef du Shin Bet Ami Ayalon dans le Guardian.

    De même pour le conflit en Ukraine. Si l’Ukraine et l’OTAN avaient accepté d’entrer en matière sur le projet russe de sécurité européenne en décembre 2021, la guerre n’aurait jamais éclaté. Il n’est pas impossible d’y revenir, à condition de mettre toutes les parties autour de la table. Après tout, c’est ce que l’Ouest avait réussi à faire en 1973 en signant les accords d’Helsinki avec l’Union soviétique. Or on est loin du compte. Quand la Suisse se pose en promoteur d’un sommet pour la paix en Ukraine en boycottant la Russie, on mesure l’inanité du projet et l’immense chemin qui reste à parcourir pour restaurer le dialogue.

    Les paramètres d’une paix durable sont connus. Mais chez nous, personne ne veut les considérer. On préfère diaboliser, déconsidérer l’adversaire, nier son humanité, et continuer à miser sur la guerre pour retarder au maximum le moment fatidique où nous devrons abandonner notre prétention à dominer les affaires mondiales et partager le pouvoir avec les autres puissances. Par un reste d’hybris sans doute mais surtout à cause d’un excès de faiblesse. Nous n’avons plus le courage ni les moyens d’oser la paix des braves. C’est cette impuissance tragique que la thèse d’Emmanuel Todd éclaire avec force : notre régression morale et notre incapacité à régler nos difficultés politiques autrement que par la violence, loin d’être des effets de circonstance, sont les fruits pourris d’un inexorable et incontrôlable affaissement économique, démographique et culturel. Ce sera le sujet de notre prochain article. 

    Ce qu’Israël commet à Gaza contre la population civile palestinienne – avec le soutien de l’administration Biden – est un crime contre l’humanité

    par John J. Mearsheimer (*)

    Source: Horizons et débats

    Zurich, 3 janvier 2024

    Je ne pense pas que ce que je dirai sur ce qui se passe à Gaza aura une incidence sur la politique israélienne ou américaine dans ce conflit. Mais je tiens à ce que cela soit conçu comme un document parmi d’autres, afin que les historiens, lorsqu’ils se pencheront sur cette catastrophe morale, puissent constater que certains Américains se sont trouvés du bon côté de l’histoire.

    Ce qu’Israël commet à Gaza contre la population civile palestinienne – avec le soutien de l’administration Biden – est un crime contre l’humanité. Son action ne sert aucun objectif militaire significatif. Comme le dit J-Street, une organisation importante du lobbying en faveur d’Israel, «l’ampleur du désastre humanitaire en cours et des pertes civiles dépasse presque toute imagination»1.
        Permettez-moi de le préciser par quelques faits.

    Homicide massif de civils

    Premièrement, Israël massacre délibérément un grand nombre de civils, dont environ 70% sont des enfants et des femmes. L’affirmation selon laquelle Israël se donne beaucoup de mal pour minimiser les pertes civiles est démentie par les déclarations de hauts responsables israéliens. Par exemple, le porte-parole des FDI (armée israélienne) a déclaré, le 10octobre 2023, que «l’accent est mis sur les dommages et non pas sur la précision». Le même jour, le ministre de la défense Yoav Gallant a annoncé: «J’ai lâché toute restrictions – nous tuerons tous ceux que nous combattons; nous ferons emploi de tous les moyens.»2
        En plus, les résultats de la campagne de bombardements montrent clairement qu’Israël tue des civils sans discernement. Deux enquêtes détaillées sur la campagne de bombardements des FDI – toutes deux publiées dans des médias israéliens – expliquent en détail comment Israël assassine un très grand nombre de civils. Il vaut la peine de citer les titres des deux recherches, qui résument bien ce qu’elles disent:
        «Une usine à fabriquer l’assassinat de masse – au cœur des bombardements calculés d’Israël sur Gaza».3
        «L’armée israélienne a abandonné toute retenue à Gaza, les chiffres témoignent de la tuerie massive sans précédent.»4
        De même, fin novembre 2023, le New York Times a publié un article intitulé: Les habitants civils de Gaza, sous les tirs de barrage israélien, sont tués à un rythme unique dans l’histoire».5 Aussi n’est-il guère surprenant que le Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, ait déclaré: «Nous assistons à un massacre de civils sans équivalent et sans précédent dans n’importe quel conflit depuis ma nomination en janvier 2017.»6

    Affamer une population entière

    Deuxièmement, Israël affame délibérément la population palestinienne désespérée en limitant massivement la quantité de nourriture, de carburant, de gaz de cuisine, de médicaments et d’eau qui peut être acheminée à Gaza. De plus, les soins médicaux sont extrêmement difficiles à obtenir pour une population qui compte environ 50000 blessés civils. Israël a rigoureusement limité l’approvisionnement de Gaza en carburant dont les hôpitaux ont besoin pour fonctionner et a également pris pour cible les  hôpitaux, les ambulances et les postes de premiers secours.
        Le commentaire du ministre de la défense, M. Gallant, le 9 octobre, résume bien la politique israélienne: «J’ai ordonné un siège complet de la bande de Gaza. Il n’y aura pas d’électricité, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.»7 Israël a été contraint d’autoriser un approvisionnement minimal à Gaza, mais les quantités sont si faibles qu’un haut fonctionnaire de l’ONU signale que la moitié de la population de Gaza est affamée». Il ajoute que «dans certaines zones, neuf familles sur dix passent» un jour et une nuit entiers sans aucune nourriture».8

    Rhétorique de mépris pour l’homme

    Troisièmement, les dirigeants israéliens parlent des Palestiniens et de ce qu’ils seront prêts à pratiquer à Gaza en des termes abhorrents, surtout si l’on considère que certains de ces dirigeants évoquent en permanence les horreurs de l’Holocauste. En effet, leur rhétorique a conduit Omar Bartov, éminent spécialiste de l’Holocauste né en Israël, à conclure qu’Israël est hantée d’«intention génocidaire».9 D’autres spécialistes des enquêtes scientifiques sur l’Holocauste et les génocides ont lancé des avertissements similaires10.
        Pour préciser, il est courant que les dirigeants israéliens qualifient les Palestiniens d’«animaux humains», de «bêtes féroces humaines» et d’«horribles animaux inhumains»11, ce faisant, ces dirigeants font référence à tous les Palestiniens, non pas seulement au Hamas, comme l’indique en toute évidence le président israélien Isaac Herzog disant: «Là-bas, c’est une nation toute entière qui en est responsable.»12 Comme le rapporte le New York Times, il n’est donc pas surprenant que, dans le discours israélien public, des formules se répètent disant littéralement que Gaza soit «aplatie», «effacée» ou «détruite».13 Un général de l’armée israélienne à la retraite a proclamé que Gaza deviendrait «un endroit où aucun être humain ne peut plus exister», affirmant également que «de graves épidémies dans le sud de la bande de Gaza rapprocheront notre victoire»14. Un ministre du gouvernement israélien est allé jusqu’à suggérer de larguer une arme nucléaire sur Gaza15. Il ne s’agit guère de déclarations sorties de la bouche d’extrémistes isolés, mais de membres éminents du gouvernement israélien.
       Bien entendu, il est également beaucoup question de nettoyage ethnique à Gaza (et en Cisjordanie), ce qui reviendrait à produire une nouvelle Nakba.16 Il suffit de citer le ministre israélien de l’agriculture qui vient de dire: «Nous sommes en train de préparer la Nakba de Gaza»17. La preuve la plus choquante des abymes dans lesquelles la société israélienne est tombée est peut-être une vidéo de très jeunes enfants qui entonnent une chanson à faire glacer le sang, pour célébrer la destruction de Gaza par Israël: «Dans un an, nous anéantirons tout le monde, puis nous retournerons pour labourer nos champs.»18

    Destructions systématiques

    Quatrièmement, Israël ne se contente pas de tuer, de blesser et d’affamer un très grand nombre de Palestiniens, il détruit aussi systématiquement leurs maisons ainsi que les infrastructures essentielles, notamment les mosquées, les écoles, les sites patrimoniaux, les bibliothèques, les principaux bâtiments gouvernementaux et les hôpitaux.19 Le 1er décembre 2023, les FDI avaient endommagé ou détruit près de 100000 bâtiments, y compris des quartiers entiers, réduits à l’état de ruines20. En conséquence, 90% des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ont été déplacés de leurs domiciles.21 En outre, Israël déploie des efforts concertés pour détruire le patrimoine culturel de Gaza; comme le rapporte [NPR National Public Radio], «plus de 100sites du patrimoine de Gaza ont été endommagés ou détruits par les attaques israéliennes».22

    Humiliations

    Cinquièmement, Israël ne se contente pas de terroriser et de tuer les Palestiniens, il humilie aussi publiquement nombre d’hommes qui ont été arrêtés par les FDI lors de fouilles de routine. Les soldats israéliens les forcent à se mettre en sous-vêtements, leur bandent les yeux et les exhibent publiquement dans leur quartier en les faisant asseoir par grands groupes au milieu de la rue, par exemple, ou en les faisant défiler dans les rues – avant de les emmener dans des camions vers des camps de détention. Dans la plupart des cas, les détenus sont ensuite relâchés, car ils ne sont pas des combattants du Hamas.23

    Le rôle que joue le gouvernement Biden

    Sixièmement, bien que les Israéliens se chargent du massacre, ils ne seraient pas capables de le commettre sans le soutien de l’administration Biden. Les Etats-Unis ont non seulement été le seul pays à voter contre la récente résolution du Conseil de sécurité de l’ONU exigeant un cessez-le-feu immédiat à Gaza, ils ont également fourni à Israël l’armement nécessaire pour réaliser ce massacre24, comme l’a récemment rendu évident un général israélien (Yitzhak Brick): «Tous nos missiles, les munitions, les bombes larguées avec précision, tous les avions et leurs munitions, tout cela nous parvient des Etats-Unis. Aussitôt qu’ils ferment le robinet, notre combat arrête. Nos propres capacités ne suffiront pas […] Tout le monde comprend que nous ne pouvons pas mener cette guerre sans les Etats-Unis, c’est évident.»25 Fait remarquable, l’administration Biden a cherché à accélérer l’envoi de munitions supplémentaires à Israël, en contournant les procédures normales prescrites de la Loi sur le contrôle des exportations d’armes26.

    Le massacre continue en Cisjordanie

    Septièmement, alors que l’attention se concentre actuellement sur Gaza, il est important de ne pas perdre de vue ce qui se passe simultanément en Cisjordanie. Les colons israéliens, en étroite collaboration avec les FDI, continuent de tuer des Palestiniens innocents et de s’accaparer de leurs terres. Dans un excellent article de la New York Review of Books décrivant ces horreurs, David Shulman relate une conversation qu’il a eue avec un colon. Elle reflète clairement la dimension morale du comportement israélien à l’égard des Palestiniens. «Nos comportements envers ces gens sont inhumain», admet librement le colon, «mais si vous y réfléchissez bien, tout cela découle inévitablement du fait que Dieu a promis cette terre aux Juifs et à eux seuls.»27 Parallèlement à son assaut sur Gaza, le gouvernement israélien a considérablement augmenté le nombre d’arrestations arbitraires en Cisjordanie. Selon Amnesty International, il existe de nombreuses preuves que ces prisonniers ont été torturés et soumis à des traitements dégradants28.
        Alors que j’assiste à cette catastrophe pour les Palestiniens, je n’ai qu’une seule question à poser aux dirigeants israéliens, à leurs défenseurs américains et à l’administration Biden: Avez-vous perdu toute décence? •

    (*) Eminent spécialiste étatsunien des relations internationales. IR.

    1https://jstreet.org/press-releases/moment-of-truth-for-israels-government/ 
    2 Les deux citations se trouvent dans: https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-09/ty-article-magazine/.highlight/the-israeli-army-has-dropped-the-restraint-in-gaza-and-data-shows-unprecedented-killing/0000018c-4cca-db23-ad9f-6cdae8ad0000 
    3https://www.972mag.com/mass-assassination-factory-israel-calculated-bombing-gaza/?utm_source=substack&utm_medium=email 
    4https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-09/ty-article-magazine/.highlight/the-israeli-army-has-dropped-the-restraint-in-gaza-and-data-shows-unprecedented-killing/0000018c-4cca-db23-ad9f-6cdae8ad0000 
    5https://www.nytimes.com/2023/11/25/world/middleeast/israel-gaza-death-toll.html 
    6https://www.un.org/sg/en/content/sg/press-encounter/2023-11-20/secretary-generals-press-conference-unep-emissions-gap-report-launch 
    7https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/defense-minister-announces-complete-siege-of-gaza-no-power-food-or-fuel/ 
    8https://www.bbc.com/news/world-middle-east-67670679 , voire aussi: https://www.nytimes.com/2023/12/11/opinion/international-world/us-government-gaza-humanitarian-aid.html 
    9https://www.nytimes.com/2023/11/10/opinion/israel-gaza-genocide-war.html voire aussi: https://www.nybooks.com/online/2023/11/20/an-open-letter-on-the-misuse-of-holocaust-memory/ 
    10https://contendingmodernities.nd.edu/global-currents/statement-of-scholars-7-october/ 
    11https://www.youtube.com/watch?v=Fr24GcCDgyM 
    12https://news.yahoo.com/israeli-president-says-no-innocent-154330724.html#:tet=»It%20is%20an%20entire%20nation,It%27s%20absolutely%20not%20true 
    13https://www.nytimes.com/2023/11/15/world/middleeast/israel-gaza-war-rhetoric.html 
    14https://www.nytimes.com/2023/11/10/opinion/israel-gaza-genocide-war.html voire aussi: https://www.haaretz.com/opinion/2023-11-23/ty-article-opinion/.premium/giora-eilands-monstrous-gaza-proposal-is-evil-in-plain-sight/0000018b-f84b-d473-affb-f9eb09af0000 voire aussi: https://mondoweiss.net/2023/11/influential-israeli-national-security-leader-makes-the-case-for-genocide-in-gaza/ 
    15https://www.timesofisrael.com/far-right-minister-says-nuking-gaza-an-option-pm-suspends-him-from-cabinet-meetings/ 
    16https://mondoweiss.net/2023/10/israeli-think-tank-lays-out-a-blueprint-for-the-complete-ethnic-cleansing-of-gaza/ ^
    17https://www.haaretz.com/israel-news/2023-11-12/ty-article/israeli-security-cabinet-member-calls-north-gaza-evacuation-nakba-2023/0000018b-c2be-dea2-a9bf-d2be7b670000 
    18https://electronicintifada.net/blogs/ali-abunimah/watch-israeli-children-sing-we-will-annihilate-everyone-gaza 
    19https://www.middleeasteye.net/news/israel-palestine-war-gaza-public-library-destroyed-bombing,  voire aussi: https://chrishedges.substack.com/p/israels-war-on-hospitals?utm_source=substack&utm_campaign=post_embed&utm_medium=email voire aussi: https://www.middleeastmonitor.com/20231211-report-israel-destroyed-192-mosques-in-gaza-strip/;  voire aussi: https://www.npr.org/2023/12/09/1218384968/mosque-gaza-omari-israel-hamas-war 
    20https://www.bbc.com/news/world-middle-east-67565872# 
    21https://www.cbsnews.com/news/israel-gaza-attacks-north-south-us-veto-un-ceasefire-resolution/ 
    22https://www.npr.org/2023/12/03/1216200754/gaza-heritage-sites-destroyed-israel 
    23https://www.wsj.com/world/middle-east/israel-says-groups-of-hamas-militants-surrendered-amid-gaza-fighting-7891bc22 
    24https://www.timesofisrael.com/us-vetoes-un-security-council-resolution-demanding-immediate-gaza-ceasefire/ 
    25https://www.jns.org/biden-is-the-primary-obstacle-to-israeli-victory/ 
    26https://www.nytimes.com/2023/12/09/world/middleeast/us-israel-tanks-ammunition.html 
    27https://www.nybooks.com/articles/2023/12/21/a-bitter-season-in-the-west-bank-david-shulman/ 
    28https://www.amnesty.org/en/latest/news/2023/11/israel-opt-horrifying-cases-of-torture-and-degrading-treatment-of-palestinian-detainees-amid-spike-in-arbitrary-arrests 

    Source: https://mearsheimer.substack.com/p/death-and-destruction-in-gaza  du12/12/23, avec l’approbation bienveillante de l’auteur. Publication originale en allemand surhttps://overton-magazin.de/  du 16/12/23, traduit par Klaus-Dieter Kolenda.

    L’affaire de Gaza

    par Jean-Guy Rens

    Montréal, 17 décembre 2023

    « C’est notre seconde guerre d’indépendance », a déclaré le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou à propos du conflit ouvert à Gaza par l’attentat de masse du Hamas [1]. La formule est pertinente car elle souligne le point de non-retour qu’a atteint la crise israélo-palestinienne.

    Le but de guerre affiché par Israël est clair, net et précis : « la destruction du Hamas, de ses leaders, de son infrastructure militaire » et la libération des personnes kidnappées. Mais la vraie question est rarement abordée : comment en est-on arrivé là? 

    Le 7 octobre 2023, 1 200 personnes ont été assassinées, violentées et torturées, sans raison, sinon pour le simple fait qu’elles se trouvaient en Israël. Les gens qui posent cette question du « comment » ou du « pourquoi » sont immédiatement accusés de faire le jeu du Hamas, voire d’être antisémites.

    Il y a aussi une deuxième question, peut-être plus fondamentale, qui peut se formuler ainsi : que faire pour que ceci ne se reproduise plus? Les têtes fortes du gouvernement israélien imaginent que la bonne exécution des buts de guerre fournira une réponse à cette deuxième question, en éradiquant le Hamas, on rendra impossible la répétition d’une telle catastrophe.

    La question des causes ponctuelles du massacre du 7 octobre 2023

    En vérité, les attentats du 7 octobre 2023 ont une cause immédiate bien tangible, facile à comprendre et inévitable : quand en août 2005, le Premier ministre Ariel Sharon ordonna l’évacuation des colons juifs de la bande de Gaza, il n’avait prévu aucune suite à son geste spectaculaire.

    La ville de Gaza ne devenait pas indépendante, elle demeurait sous contrôle israélien. Ses frontières terrestres, son espace maritime et aérien ont continué à être gérés par l’armée israélienne :

    « Israël a défini une zone de risque qui s’étend sur 100 à 500 mètres de la frontière à l’intérieur de Gaza, et a institué une zone d’accès restreint ou zone tampon qui s’étend sur 100 à 300 mètres à l’intérieur de Gaza, à laquelle les agriculteurs ne peuvent accéder qu’à pied, ainsi qu’une zone d’accès interdit de 100 mètres le long de la frontière. En outre, les terres agricoles situées à proximité de la barrière ont été détruites. En mer, la zone dont l’ouverture à la pêche a été convenue dans les Accords d’Oslo doit s’étendre jusqu’à 20 milles marins (NM) de la côte, mais dépasse rarement 12 NM dans la pratique. (…) Les pêcheurs subissent des violences fréquentes, ils sont arrêtés par la marine israélienne lorsqu’ils dépassent les limites, leurs bateaux sont confisqués et ils font parfois l’objet de tirs, sont tués ou blessés. »[2]

    En janvier 2006, le Hamas obtenait la majorité absolue au Parlement palestinien avec 48,3 % des suffrages, contre 43,8 % au Fatah. Le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas s’attacha tout de suite à miner l’autorité du Premier ministre issu du Hamas; plus grave, les Israéliens et les Occidentaux refusèrent de reconnaître le nouveau gouvernement et gelèrent toutes les sources de financement.[3]

    La guerre civile qui a alors éclaté entre le Fatah et le Hamas, a débouché sur un partage du pouvoir inégal : détenteurs de la force armée, les tenants du Fatah ont pris le contrôle de la Cisjordanie, c’est-à-dire de la plupart des territoires occupés par Israël, tandis que les militants du Hamas ont réussi à s’accrocher au pouvoir dans la bande de Gaza.

    À partir de ce moment, les sources de financement de l’Autorité palestinienne furent rétablies en Cisjordanie, tandis qu’un blocus économique sévère fut appliqué à la bande de Gaza. C’est ainsi qu’un territoire administré par le seul gouvernement jamais sorti des urnes en territoire palestinien a été transformé en une sorte de prison à ciel ouvert d’où personne ne pouvait entrer ou sortir sans obtenir un blanc-seing des autorités israéliennes.

    Que s’est-il passé le 7 octobre 2023?

    Dans un tel environnement suintant de haine et de misère, chauffé à blanc par une propagande religieuse de tous les instants, une explosion était prévisible. Elle est survenue le 7 octobre 2023 dans toute son horreur.

    Le gouvernement israélien s’est empressé de diffuser les photos et vidéos des crimes de toutes sortes perpétrés par le Hamas. Le nombre des victimes annoncé dans un premier temps était de 1 400 personnes. Il a été ramené à 1 200, sans que l’on sache si ce décompte est final tant les cadavres des assaillants et des victimes sont imbriqués, ce qui rend l’attribution aléatoire.

    Ce qui est assuré est le bilan militaire. Les Forces de défense israéliennes reconnaissent 247 morts dans leurs rangs.[4] Côté palestinien, les pertes s’élèvent à 1 500 combattants tués sur le territoire israélien pendant l’offensive du 7 octobre et les deux ou trois jours qui ont suivi.

    Tous les chiffres que nous donnons proviennent des Forces de défense israéliennes. Ce sont elles aussi qui ont évalué le nombre des assaillants à 3 000.[5] Ce nombre est important car, par la suite, quand il s’agira de faire la guerre au Hamas, les autorités israéliennes évalueront le nombre des combattants du groupe terroriste à 30 000, ce qui est hautement fantaisiste.[6]

    Ce qui ne passe pas dans cette funeste comptabilité est évidemment le nombre des morts civils, innocents par définition. Pourquoi le Hamas ne s’est-il pas limité à frapper des bases militaires israéliennes? Sa cause eût été bien plus solide. Au lieu de cela, nous avons affaire à un carnage sordide avec son cortège de femmes violées et d’enfants mutilés. Aucune explication rationnelle ne tient. Il faut nous contenter de l’image de l’explosion de rage, de haine et d’humiliation refoulées pour dépeindre ce qui est survenu le 7 octobre 2023.

    La cause profonde de l’horreur

    Cette explosion n’est pourtant pas accidentelle. Elle trouve son origine dans la situation politique qui prévaut à Gaza depuis… Depuis quand au juste? On peut prendre comme point de départ la guerre des Six jours en 1967 à l’issue de laquelle Israël occupe la Cisjordanie, Jérusalem-Est, les hauteurs du Golan et la bande de Gaza.

    Immédiatement des colons juifs commencent à coloniser les territoires occupés. Des quartiers entiers de Jérusalem-Est ont été dynamités pour faire de la place aux colons juifs, des familles d’agriculteurs arabes expulsés du Golan. Certains colons iront même s’installer dans la bande de Gaza pourtant déjà surpeuplée par les réfugiés palestiniens.

    La plupart du temps, la colonisation a lieu de manière moins spectaculaire. Les nouveaux venus s’installent sur des « terres publiques » de Cisjordanie qui leur sont données par le gouvernement israélien ou sur des terres dont les propriétaires arabes ont été expulsés par l’armée pour des raisons de sécurité nationale.

    Quelle que soit la modalité, il s’agit de pratiques contraires au droit international (article 49 de la Quatrième convention de Genève) qui ont été condamnées spécifiquement par des résolutions du Conseil de sécurité et de l’Assemblée générale des Nations-unies ainsi que par la Cour internationale de justice (juillet 2004).

    Il existe aujourd’hui plus de 700 000 colons israéliens dans les Territoires occupés, la plupart en Cisjordanie, mais aussi à Jérusalem-Est et dans le Golan. Cette colonisation illégale a été poursuivie sous tous les gouvernements israéliens, qu’ils soient de gauche et en faveur d’une solution à deux États ou de droite et opposés à tout compromis avec les Palestiniens.

    Ce sont les travaillistes qui ont négocié les accords d’Oslo qui auraient dû donner naissance à un État palestinien coexistant avec l’État israélien. Ces accords, pourtant ratifiés officiellement à Washington en septembre 1993 avec la participation du président Bill Clinton des États-Unis, ne furent jamais appliqués. Au contraire, ils donnèrent lieu à une flambée de violence qui culmina avec l’assassinat du Premier ministre israélien de Yitzhak Rabin en novembre 1995 et toute une série d’attentats-suicides du Hamas.

    Comment la paix aurait-elle pu être établie sur des bases aussi troubles : assassinat du Premier ministre par les hypernationalistes israéliens, attentats à répétition des terroristes du Hamas? D’autant que derrière ces actions spectaculaires se poursuivait en bruit de fond la colonisation des terres palestiniennes par les juifs israéliens.

    Quelle que soit la manière dont on aborde la question du Moyen-Orient, la colonisation apparaît comme étant au cœur du processus de création de l’État d’Israël. Les Israéliens colonisent méthodiquement. Les Palestiniens réagissent par des attentats aveugles. Un nouveau cycle de répression frappe la région.

    La colonisation des terres palestiniennes par les juifs israéliens n’est pas une politique nouvelle inventée ex-nihilo à partir de 1967. En effet, Israël a été proclamé comme État en 1948 sur des terres qui avaient patiemment été achetées, année après année, à leurs propriétaires arabes.

    Ceux-ci vendaient leurs terres comme n’importe quel propriétaire vend sa terre à un nouveau venu – parce qu’il veut déménager, qu’il est trop pauvre pour payer ses impôts ou que la succession veut diviser le patrimoine en plusieurs parts. Or, les acquéreurs juifs n’achetaient pas une terre ou une maison : ils construisaient un pays.

    À preuve, ceux qui achetaient des biens immobiliers avec l’argent du Foyer national juif (JNF) ou en hébreu Keren Kayemeth LeIsrael (KKL), avaient interdiction formelle de revendre à des non-juifs. Le KKL-FNJ était ainsi devenu le plus grand propriétaire terrien du pays. Aujourd’hui encore, il est détenteur de quelque 13% des terres. Son mandat lui interdit de vendre ses terres puisque celles-ci sont « la propriété perpétuelle du peuple juif ». Le KKL-JNF loue donc ses terres aux juifs seulement à l’exclusion des musulmans.

    Cette clause a été contestée pendant des années devant les tribunaux, si bien qu’aujourd’hui le site du KKL-FNJ évoque pudiquement une mission qui consiste à « acquérir des terres en Palestine et à transférer leur propriété au peuple, à les amender et à les boiser, à les louer pour le peuplement et le logement et à les administrer. Le principe fondamental d’action du Keren Kayemeth LeIsrael est que ses terres ne seront pas vendues, mais resteront la propriété du peuple et seront uniquement louées. »[7]

    Le mensonge fondateur de l’État d’Israël

    Le rouleau compresseur de la colonisation a peu à peu exclu les Palestiniens d’une grande partie de leurs terres au profit des juifs européens. Les fondateurs de l’État d’Israël ont mis en place une formidable machine à désinformer l’opinion publique afin de faire croire que la Palestine était vide. On l’a souvent oublié, mais le slogan matriciel du sionisme jusqu’à la fondation de l’État d’Israël était : « Une terre sans peuple pour un peuple sans terre ».

    Point n’était besoin d’avoir faire de longues études en sociologie pour savoir que la Palestine n’était en rien « une terre sans peuple ». Même parmi les sionistes, il se trouvait des intellectuels honnêtes pour dénoncer le mensonge. Dès 1905, dans une conférence prononcée au VIIe congrès sioniste et publié deux ans plus tard, le professeur Yitzhak Epstein mettait en garde contre ce qu’il appelait « la question cachée » :

    « Parmi les difficiles questions liées à la renaissance de notre peuple sur sa terre, il y a celle qui a autant de poids que toutes les autres réunies : notre rapport aux Arabes. Ce problème dont la juste résolution décidera de notre renaissance nationale, n’a pas été simplement oublié, mais a complètement disparu du sionisme et n’est jamais mentionné réellement dans la littérature de notre mouvement. Les sionistes sincères n’ont jusqu’à maintenant pas abordé la question de savoir comment se comporter avec les Arabes quand nous venons acheter des terres en Terre d’Israël, pour y construire des Moshavot [villages], et en général pour nous établir. »[8]

    Comme on le voit, le fameux slogan (une terre sans peuple pour un peuple sans terre) n’a pas l’excuse de l’ignorance. D’autant qu’Yitzhak Epstein ne se limitait pas à condamner le mensonge qui fondait la mainmise sur les terres appartenant aux Palestiniens. Il raisonnait aussi en termes de géopolitique :

    « Mais laissons de côté un instant la justice et les sentiments et considérons le seul point de vue du possible. Les dépossédés resteront-ils silencieux, accepteront-ils calmement ce que nous leur infligeons ? Ne se soulèveront-ils pas pour restaurer par la force ce dont ils ont été dépossédés par l’or ! … Et ce peuple […] n’est que la petite partie d’une plus grande nation qui possède tout ce qui entoure notre pays : Syrie, Aram Naharayim [Irak], Arabie et Égypte. »[9]

    C’est ce mensonge fondateur et cette dépossession permanente qui explique les explosions de colère sporadiques des Palestiniens, depuis les multiples intifada jusqu’à l’explosion de 7 octobre 2023. Tant qu’un projet basé sur la justice n’aura pas été conçu et implanté en Palestine, c’est-à-dire à la fois en Israël et dans les territoires occupés, la population arabophone demeurera marginalisée et ce qui est encore pire, privée d’espoir.

    La fausse solution à deux États

    Dans cette optique, il est impossible de considérer la solution à deux États prévue dans les accords d’Oslo comme autre chose que comme un leurre au demeurant irréaliste. Comment veut-on faire coexister un État doté de la bombe atomique et militarisé à outrance, avec un État enclavé qui serait tributaire du premier pour sa survie économique et sécuritaire? Ce serait comme si l’Afrique du Sud de l’Apartheid avait concédé l’indépendance aux Bantoustans de triste mémoire.

    La seule solution viable au Moyen-Orient est le démantèlement de l’État juif édifié sur l’idéologie sioniste, de la même façon que l’Afrique du Sud des Afrikaners a été radicalement transformée pour donner naissance à une nouvelle Afrique du Sud pluraliste. Arabes et juifs doivent pouvoir cohabiter sur un pied d’égalité dans une Palestine qui comprend à la fois Israël et les territoires occupés. Les Arabes spoliés depuis 1948 par la colonisation juive devront pouvoir réintégrer leurs propriétés avec pleine compensation.[10]

    L’objection selon laquelle les juifs ne seraient plus majoritaires dans une Palestine réunifiée n’a pas plus de valeur que celle des Blancs d’Afrique du Sud face à leur majorité africaine. Les juifs vont devoir apprendre à vivre avec une majorité arabe, ce qui ne devrait pas être trop difficile en raison de l’immense avantage économique dont ils bénéficient : le PIB israélien par habitant s’élevait en 2021 à 38 500 dollars exprimés en parité de pouvoir d’achat (PPA), tandis que celui des habitants des territoires occupés était situé à 5 390 dollars.[11]

    Comme les Blancs en Afrique du Sud, les Israéliens maintiendront vraisemblablement leur niveau de vie dans une Palestine réunifiée et débarrassée du sionisme institutionnel. On se réfère souvent au caractère exclusif de la loi israélienne de juillet 2018 proclamant Israël comme « État-nation du peuple juif », avec l’hébreu comme seule langue officielle et Jérusalem unifiée comme capitale.

    En vérité, cette nature discriminatoire de l’État israélien est bien plus ancienne, elle est consubstantielle à l’existence de ce pays. Dès 1947, le rapport du Comité spécial des Nations unies sur la Palestine préconisait déjà la création d’un « État juif indépendant »[12]. Les acteurs internationaux avaient repris sans sourciller la terminologie du sionisme militant pour le futur État israélien.

    Comment une population palestinienne pourrait-elle se sentir représentée par un État construit par une population étrangère sur la négation de leur propre existence, de leurs droits et de leur culture? La solution passe par la création d’un État à nature décentralisée, probablement fédérale, où Arabes et juifs se partageront le pouvoir dans le respect des minorités. Sans cet espoir minimal, il n’y aura pas de paix au Moyen-Orient.

    La situation actuelle : absence d’espoir pour les Palestiniens

    Tout cela indique que les opérations militaires en cours dans la bande de Gaza ont peu à voir avec la destruction des plus ou moins 1 500 combattants du Hamas ayant survécu à l’attaque du 7 octobre 2023. Pour liquider un tel groupe, il aurait été préférable d’envoyer des commandos des forces spéciales en petit nombre, mais très mobiles :

    « Une forme spéciale de conduite de la guerre basée sur l’utilisation tactique de petites unités mobiles légèrement armées qui harcèlent leurs adversaires plutôt que de les battre par une bataille ouverte. »[13]

    Toute guerre de contre-guérilla obéit à des principes codifiés de longue date et bien connus de toutes les armées modernes. Les opérations purement militaires sont indispensables pour décapiter l’infrastructure ennemie. Mais ce n’est pas le principal. La clé du succès de la contre-guérilla réside dans l’adhésion du peuple aux thèses de l’État. Encore faut-il que l’État soit porteur d’une thèse où le peuple puisse se reconnaître.

    Rien de tel dans les territoires occupée par Israël et, en particulier, à Gaza. Éradiquer le Hamas est une vaine formule répétée de façon incantatoire par le Premier ministre Benyamin Netanyahou pour justifier le bombardement systématique de Gaza par l’aviation. On compte déjà plus de 10 000 frappes aériennes[14]. Ce n’est pas le Hamas que l’armée israélienne a reçu l’ordre de débusquer, c’est le peuple palestinien qu’il s’agit de « punir » de manière collective et indiscriminée.

    Nous assistons à une sorte d’Oradour-sur-Glane à grande échelle. On sait qu’en juin 1944, la division SS « Das Reich » avait massacré 643 personnes pour punir une population soupçonnée d’avoir caché des maquisards. Les dirigeants militaires allemands savaient fort bien que la population était fort probablement innocente, mais il s’agissait de faire un exemple dissuasif. La résistance du Limousin n’a pas été détruite.

    La punition collective selon IsraëlIsraël a pour politique de démolir les maisons de Palestiniens accusés d’avoir perpétré des attaques terroristes meurtrières. L’armée intervient avec des bulldozers et rase la propriété familiale. L’État utilise une loi datant de l’époque du mandat britannique, la règle 119 du Règlement de défense (1945), qui « donne l’autorisation générale de confisquer, de sceller et de détruire les propriétés des habitants que le commandant militaire soupçonne de commettre des actes de violence. » Les militants des droits de l’homme dénoncent cette pratique comme une punition collective injuste.[15]

    À Gaza, il y a déjà plus de 18 000 morts parmi la population palestinienne et tout le monde sait que le terrorisme palestinien ne sera ni détruit, ni même affaibli. Quand bien même le Hamas cesserait d’exister, ce qui est loin d’être assuré, le mouvement de résistance à la dépossession des terres continuerait de croître et de proliférer sous d’autres appellations. Les dirigeants israéliens ne peuvent pas l’ignorer.

    Alors pourquoi cette réaction militairement stérile? Israël est-il mu par un instinct primitif de vengeance? À cette interrogation, il convient de répondre par la négative. Israël est une machine de guerre beaucoup trop sophistiquée pour courir vers un désastre programmé. Le but de guerre est de rendre Gaza inhabitable et de contraindre les habitants à l’exil. L’attentat du 7 octobre a précipité le processus et le gouvernement Netanyahou essaie de faire en quelques mois ce qui était prévu sur une période de plusieurs années.

    La stratégie d’Israël depuis 1948 est de vider la Palestine de sa population arabe. Cela a déjà été fait dans le Golan. C’est en cours en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. La « guerre » de Gaza fait figure d’accélérateur. D’ailleurs le mot « guerre » appliqué à Gaza n’est pas approprié. Les combats terrestres sont marginaux. Le nombre de soldats israéliens tués depuis le début de l’offensive terrestre s’élève à 116[16].

    Cette non-guerre où les morts sont presque exclusivement du côté palestinien, s’apparente plutôt à un processus de nettoyage ethnique. Les bombardements ont bien sûr une composante « punitive » ponctuelle envers la collectivité palestinienne. Mais tout se passe comme si l’objectif stratégique d’Israël visait à provoquer un exode massif de la population palestinienne vers l’Égypte.

    Une fois évacués les 2,3 millions habitants de Gaza, la colonisation du territoire par les Israéliens pourra reprendre en toute liberté comme avant juillet 2005. Ce qui est en cause à Gaza est la modification géopolitique à long terme du Moyen-Orient : Gaza aujourd’hui, la Cisjordanie et Jérusalem-Est demain.


    [1] « Pour Nétanyahou, Israël livre “sa seconde guerre d’indépendance” », Courrier international,  29 octobre 2023.

    2 « Les coûts économiques de l’occupation israélienne pour le peuple palestinien : bouclage de la bande de Gaza et restrictions » (rapport établi par le secrétariat de la CNUCED), Assemblée générale des Nations Unis, 13 août 2020, 23 pages. Cf. P. 4.

    3 Jean-François Legrain, « La dynamique de la « guerre civile » en Palestine », Critique internationale, 2007/3 (No 36)

    4 “2023 Hamas-led attack on Israel”, Wikipedia (page consultée le 6 décembre 2023).

    5 Ruth Michaelson, « Israel recovers bodies of more than 1,500 Hamas fighters as airstrikes continue », The Guardian, 10 octobre 2023.

    6 Pour monter l’opération du 7 octobre 2023, le Hamas a vraisemblablement mobilisé la totalité de ses forces armées, soit environ 3 000 combattants selon l’évaluation de l’armée israélienne. Celle-ci a identifié 1 500 morts sur le champ de bataille. Selon ces estimations, toutes israéliennes, soulignons-le, au mois d’octobre, il ne restait qu’environ 1 500 combattants du Hamas en vie.

    7  Site du Keren Kayemeth LeIsrael-Jewish National Fund (KKL-JNF) – section « À propos du JKL-JNF », onglet « Le pacte entre le KKL-JNF et le gouvernement israélien » – https://www.kkl.org.il/fr/about-kkl-jnf/kkl-jnf-id/kkl-jnf-israeli-government-covenant/

    8 Yitzhak Epstein, « La question cachée ». Cité in Yohanan Manor, « Arabes et Palestiniens dans les manuels scolaires israéliens: Changer le regard sur l’autre », Outre-Terre, 2004/4 (no 9), pages 197 à 222.

    9 Yitzhak Epstein, idem.

    10 Les terres accaparées par Israël lors de l’exode des Palestiniens fuyant les combats la guerre de 1948-49 n’ont pas été achetées, comme c’était le cas durant la colonisation juive ayant eu lieu en Palestine sous mandat britannique (1923-1948). Les propriétés laissées vacantes ont été attribuées à des immigrants juifs. Une fois la guerre terminée, leurs propriétaires palestiniens légitimes n’ont pas été autorisés à y revenir, ni compensés pour leur expropriation.

    11 « Rapport sur l’assistance de la CNUCED au peuple palestinien : Évolution de l’économie du Territoire palestinien occupé », Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), Genève, 8 août 2022.

    12 « Origine et évolution du problème palestinien, 1917-1988 », Nations-Unies, New York, 1990, 301 pages. Cf. p. 125

    13  Julian Paget, « Counterinsurgency Operations: Techniques of Guerrilla Warfare », cité in François Géré, « Contre insurrection et action psychologique: tradition et modernité », IFRI (Laboratoire de Recherche sur La Défense), septembre 2010.

    14 « Israël a mené 10 000 frappes aériennes depuis le début de la guerre », Le Temps, 2 décembre 2023.

    15 Emanuel Fabian, « Tsahal ordonne la destruction de la maison de l’auteur d’attentats à Jérusalem », The Times of Israel, 20 février 2023. Yumna Patel, « La politique israélienne de destruction punitive de maison, expliquée », Association France-Palestine Solidarité, 9 juin 2023.

    16 Karin Laub, Najib Jobain et Jack Jeffery, « Israeli military says it mistakenly killed 3 Israeli hostages in Gaza », PBS, 15 décembre 2023.